À signaler : Politique - Chomsky ou l'anarchisme contre la haine

Lu dans Le Devoir :

Politique - Chomsky ou l'anarchisme contre la haine

Par Michel Lapierre
Édition du samedi 02 et du dimanche 03 juin 2007

«Dans les années 1940, lorsque j'étais un des dirigeants des jeunesses sionistes, je m'opposais à la création d'un État juif.» Cette confession aussi paradoxale que surprenante est de Noam Chomsky. Il précise qu'à l'époque, le milieu sioniste admettait que des juifs, comme lui, pouvaient rêver de la formation en Palestine d'«une communauté binationale socialiste», fondée sur le dialogue judéo-arabe.

Comme Chomsky le signale, même «les colombes israéliennes», dans leur quasi-totalité, ne toléreront plus, parmi les sionistes, cette tendance minoritaire. Des réflexions semblables, reliées à la vie personnelle, font que La Poudrière du Moyen-Orient, recueil d'entretiens entre Gilbert Achcar, journaliste d'origine libanaise, et Noam Chomsky, essayiste américain, échappe aux lieux communs et à l'aridité qui déparent si souvent les ouvrages de ce genre.

Encore mieux qu'Achcar, Chomsky aborde la question palestinienne en allant au fond des choses avec une vigueur renouvelée. «Les États-Unis et Israël sont, dit-il, en passe de consommer leur projet de meurtre d'une nation, événement sinistre et rare dans l'histoire.»

Il montre que les attitudes américaine et israélienne s'assimilent toutes les deux au terrorisme d'État. Par exemple, il souligne qu'en décembre 1987, seuls les Américains et les Israéliens se sont opposés à une résolution des Nations unies qui condamnait le terrorisme. Pourtant, Washington et Tel-Aviv ont toujours ce mot à la bouche pour désigner les réactions les plus violentes qui proviennent du monde musulman.

Le linguiste éminent, devenu, depuis des lustres, un analyste politique au labeur incessant, se soucie d'expliquer que ce sont les États-Unis et Israël qui emploient indirectement le vocabulaire de la tradition juridique internationale pour définir, malgré eux, leur action concertée. Dans la résolution de l'ONU contre le terrorisme, Chomsky a découvert que les termes selon lesquels rien ne saurait porter préjudice au droit à l'autodétermination des peuples «sous occupation étrangère» rendaient le texte inacceptable pour les deux pays alliés.

C'est dire que les Américains et les Israéliens admettaient de manière tacite qu'ils s'opposent au droit qu'auraient les Palestiniens de s'affranchir du joug colonial que l'État juif fait peser sur eux depuis sa création en 1948. Chomsky serait-il en faveur de la substitution d'un État palestinien à Israël pour régler le problème? Une solution aussi extrême et périlleuse ne correspond pas à sa pensée.

«Aucun État n'a le droit à l'existence», tranche Chomsky. Cette assertion étonnante se comprend seulement à la lumière d'un anarchisme philosophique fondé sur le rejet non violent de toute contrainte politique. Mais, en dialoguant avec Achcar, Chomsky, si utopiste soit-il, ne se perd pas dans les rêveries. Il trouve des formules percutantes et colorées qui parlent à l'imagination et au coeur.

En voici une: «Si le Moyen-Orient ne disposait pas des principales ressources énergétiques du monde, les décideurs ne s'en soucieraient guère plus aujourd'hui qu'ils ne se soucient de l'Antarctique.» Chomsky insiste: «Le pétrole est depuis toujours le moteur» de la stratégie américaine dans la région.

Très terre à terre, cette stratégie s'associe à une politique qui, quant à elle, relève de l'idéologie en s'appuyant sur l'alliance indéfectible avec Israël. Pour expliquer le lien entre les deux pays, Chomsky propose une interprétation originale. Selon lui, beaucoup d'intellectuels américains de droite, juifs et non-juifs, soutiennent la cause israélienne pour venger secrètement la défaite que les États-Unis ont subie au Vietnam. À leurs yeux, Israël, en écrasant les Palestiniens, «montre, explique Chomsky, comment il faut traiter les parvenus du tiers-monde».

Pour l'essayiste, cette lente humiliation des faibles est une insulte aux victimes de l'Holocauste, dont on exploite la mémoire pour justifier l'action de l'État juif. Comment s'élever contre la spirale de la haine qui, dans la stratégie américano-israélienne au Moyen-Orient, mêle le sang au pétrole? En répondant à la violence par la violence? Absolument pas.

Contre la spirale de la haine

Dans le «Cahier de l'Herne» qui lui est consacré et auquel ont collaboré une trentaine de personnes, notamment Pierre Vidal-Naquet, Susan George et le Québécois Normand Baillargeon, Chomsky, en s'entretenant avec Jean Bricmont, fait de l'anarchisme la seule pensée susceptible de briser la spirale de la haine. L'anarchisme «cherche, explique-t-il, à identifier les structures d'autorité et de domination, à leur demander de se justifier, et, dès qu'elles en sont incapables (ce qui arrive fréquemment), à tenter de les dépasser».

Quoi de plus utopique que le dépassement des bombes par la simple pensée analytique? On ne peut répondre à cette question que par une autre, tout aussi inévitable: quoi de plus vain et de plus atroce que la spirale de la haine?

Collaborateur du Devoir

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LA POUDRIÈRE DU MOYEN-ORIENT
Gilbert Achcar
et Noam Chomsky
Écosociété
Montréal, 2007, 376 pages

CHOMSKY
Sous la direction de Jean
Bricmont et Julie Franck
Éditions de l'Herne
Paris, 2007, 360 pages